Un regard partagé (suite)

Les deux jeunes gens prirent la route du retour. Même en marchant vite, il y avait une bonne vingtaine de minutes pour retourner jusqu’à leur immeuble. L’état de Samuel ne permettrait sûrement pas d’aller aussi rapidement qu’à l’aller. Le mouvement fit revenir progressivement la chaleur dans le corps de l’italienne qui avait hâte de se retrouver au chaud dans son appartement et seule pour dissiper le léger malaise qui l’avait gagnée et ne la quitta pas du trajet. Pendant qu’il marchait, Sam se confia. Pour une fois, elle n’avait aucun doute sur la véracité de ses propos. Son état de fatigue ne devait pas lui permettre d’inventer des histoires, et même, ce qui surprit agréablement la jeune femme, semblait le pousser à se livrer. Un orphelinat ? Samuel lui avait bien parlé d’un père adoptif mais jamais encore d’un orphelinat. N’ayant jamais connu son père, Isabella connaissait le manque d’un parent, mais des deux… Elle commençait à comprendre pourquoi il était si secret et semblait avoir du mal à parler de lui et de son passé.

Encore troublée, Isabella resta silencieuse le temps du retour. Cependant, elle jetait régulièrement des regards en biais à son ami pour vérifier qu’il n’avait pas besoin d’aide et qu’il ne risquait pas de s’effondrer une nouvelle fois. Le trajet lui parut interminable et quand le contour de l’immeuble se dessina dans leur champ de vision, elle se sentit soulagée. Mais alors qu’ils approchaient de la porte d’entrée, elle vit le jeune homme chanceler. Elle se précipita vers lui et le rattrapa juste avant que sa tête ne heurte le sol.  

Elle attendit une ou deux minutes agenouillée, tenant la tête de Samuel, dans l’attente qu’il se réveille… Mais il ne se réveillait pas… Eh merde… Qu’est-ce que j’fais maintenant ? J’peux pas le laisser dehors… Et j’vais pas appeler les secours vu qu’à priori c’est une fatigue normale avec son pouvoir… Pas d’ascenseur… Super… J’vais pas pouvoir le soulever jusqu’à chez lui… Et j’vais pas m’amuser à fouiller ses poches pour trouver ses clés. J’sais pas crocheter les serrures moi. Bordel… J’crois bien que j’vais devoir l’amener chez moi. Fini l’espoir de se retrouver tranquille chez soi, elle ramenait littéralement avec elle le sujet de sa préoccupation. Heureusement qu’elle était sportive… Pour autant, porter l’américain ne s’annonçait pas une partie de plaisir. Elle prit une grande inspiration avant de le soulever à deux bras et avança lourdement jusqu’à la porte, qu’elle peine à ouvrir tout en gardant Samuel dans ses bras, puis elle fit de même avec la porte de son appartement. Talys accourut, prête à leur sauter dessus. Dans l’effort, Isabella lui lança sèchement :

- Talys, bouge. Bouge. C’est pas le moment...

Elle laissa lourdement tomber le corps sur son clic-clac et soupira de soulagement, avant de se tortiller, une main sur le dos, pour s’étirer et faire passer la douleur. Elle souleva délicatement la tête de Sam pour lui glisser un oreiller. Il ne broncha pas d'un sil. Bon… Et maintenant ? Le jeune homme allait-il se réveiller dans quelques minutes, heures… le lendemain matin ? Impossible de le savoir. Toute à sa réflexion, elle câlina Talys qui s’était ruée sur elle pour l’accueillir à grands coups de langue.

- Bon allez, viens ma belle, on sort.

Avec un peu de chance, son voisin serait réveillé à leur retour. Elle fit une longue promenade avec sa chienne, mais de retour à l’appartement, Samuel n’avait pas bougé d’un pouce. Épuisé comme il était, il risquait de faire sa nuit-là. Isabella tenta de vaquer à ses occupations comme si de rien n’était. Elle nourrit toutes ses bêtes, les papouilla, fit des allers-retours sur sa terrasse pour fumer, erra sur ses réseaux sociaux sans vraiment prêter attention à ce qu’elle lisait… Elle gardait toujours espoir que Samuel se réveille avant qu’elle-même n’aille se coucher, mais plus la nuit avançait, plus son espoir faiblissait. À un moment donné, elle s’approcha même du corps pour s’assurer qu’il respirait toujours. Penchée vers lui, elle écouta quelques secondes son souffle tranquille et le contempla endormi… Attendrissant avec son visage doux et ses yeux clos. Elle réalisa qu’il était encore tout habillé et lui enleva ses chaussures qu’elle posa par terre à côté du canapé. Au moins avec son blouson, il ne risquait pas d’avoir froid, pas le top du confort pour dormir, mais elle se voyait mal le déshabiller. Elle s’arracha à sa contemplation pour reprendre ses aller-retours incessants, voyant mal comment elle allait trouver le sommeil.

Vers 3h du matin, vaincue, elle se décida à ouvrir son clic-clac pour se faire une place aux côtés de Samuel. Elle enfila sa nuisette noire et se glissa sous la couette, se mettant au bord opposé de son voisin. Talys ne tarda pas à les rejoindre, se lovant entre eux deux. Isabella remercia par la pensée sa chienne pour cette barrière qui devrait éviter tout rapprochement pendant la nuit. Elle peina à s’endormir, troublée par le souffle de Samuel à ses côtés, mais elle finit par trouver le sommeil, épuisée.

Isabella se sentit bousculée dans son sommeil et émit un grognement tout en gardant les yeux clos :

- Talys… Je dors… Tu saoules.

Une voix masculine auprès d’elle la fit sursauter et elle se redressa aussitôt en position assise, faisant glisser la couette et découvrant sa petite tenue. Elle découvrit Sam qui se rallongeait à ses côtés en train de se faire saluer fougueusement par Talys. Lorsque celle-ci vit sa maîtresse réveillée, elle changea aussitôt de cible pour venir lui faire la fête. Embrumée, Isabella refit le cours de sa soirée pour se rappeler la présence de son voisin dans son lit. Elle ouvrait à peine les yeux, éblouie par le soleil qui s’engouffrait dans l’appartement. Elle câlina Talys, habituée par la brusquerie matinale de sa chienne qui la gratifiait de grands coups de langue et se retrouva bientôt les quatre fers en l’air au milieu du lit pour mieux savourer ses caresses. Samuel lui demanda si elle avait apprécié le spectacle de la veille. La jeune femme ne savait pas quelle heure il était, mais une chose était sûre, elle aurait bien dormi encore un peu, et n’était pas encore prête à s’engager dans une conversation à peine réveillée. Elle marmonna un :

- Oui.

Découvrant la tenue de l’italienne, Sam sembla tout d’un coup paniquer. Isabella explosa de rire. Même dans son humeur bougonne du matin, il parvenait à la faire rire. Elle s’apprêtait à lui répondre avant qu’il ne comprenne de lui-même qu’il était retombé dans les pommes.

- Je dirais plutôt que tu t’es endormi comme une masse devant l’immeuble ! Du coup, je t’ai amené ici parce que je me voyais mal te porter jusqu’à ton appart… Ou peut-être parce que je voulais te faire des trucs… Tu n’imagines pas tout ce que j’ai pu te faire pendant ton sommeil !

Elle lui adressa un grand sourire taquin avant de s’extraire entièrement du lit, sa gêne de la veille la rattrapant au galop. Merde Isa, tu fais quoi ? Tu le dragues ? … Tu ferais mieux de lui indiquer gentiment la sortie si tu veux pas que ça dérape… Gardant son sang froid, elle se leva, toujours en nuisette, attrapa ses lunettes de vue sur la table basse et alla ouvrir la porte de la terrasse à Capsule qui miaulait de l’autre côté pour rentrer. Talys en profita pour filer dehors. Isabella se dirigea vers la cuisine pour se faire couler un café.

- Tu veux un café ? Ou autre chose peut-être ? T’as l’habitude de manger le matin ?

Les bonnes manières avant tout. Si elle expédiait les convenances, elle pourrait ensuite signifier à Sam qu’elle devrait bientôt partir travailler pour qu’il s’en aille de lui-même. D’ailleurs, il était quelle heure ? Elle jeta un regard à l’heure sur la box internet dans le salon qui indiquait 9h54. Décidément, elle aurait bien dormi plus. Elle prenait son service au café à 14h30 pour faire l’après-midi et la soirée, elle avait en réalité largement le temps… Ce qui ne l’empêcha pas de mentir allégrement :

- J’prends mon service à 11h au café… Du coup faut que je bouge dans un peu plus d’une demi-heure.